V
AU NOM DE DIEU

Je me réveillai en sursaut, tout endolori, dans l’obscurité d’une voiture qui roulait rideaux fermés. Mes poignets me semblaient étrangement lourds et, quand je les bougeai, j’entendis un tintement métallique qui me remplit de frayeur : on m’avait mis les fers et j’étais attaché au plancher de la voiture par une chaîne. À travers les fentes des rideaux, je vis de la lumière. J’en déduisis que le jour s’était déjà levé. Mais je n’avais aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis qu’on m’avait fait prisonnier. La voiture avançait à allure modérée. De temps en temps, dans les côtes, j’entendais le cocher faire claquer son fouet pour pousser ses mules. Des bruits de sabots allaient et venaient autour de la voiture. On me conduisait donc hors de la ville, enchaîné et sous bonne garde. Et selon ce que j’avais entendu lorsqu’on m’avait arrêté, j’étais maintenant le prisonnier de l’Inquisition. Inutile de se triturer les méninges pour se faire une idée de la situation : si quelqu’un était dans de beaux draps, c’était bien moi.

Je me mis à pleurer dans l’obscurité de la voiture secouée par les cahots. Personne ne pouvait me voir. Je pleurai tant que mes yeux n’eurent bientôt plus une seule larme à verser. Puis, reniflant tant et plus, je me blottis dans un coin et je me mis à attendre, mort de peur. Comme tous les Espagnols d’alors, j’en savais assez sur les pratiques des inquisiteurs – leur ombre sinistre nous accompagnait depuis des années et des années – pour savoir quelle était ma destination : les terribles cachots secrets du Saint-Office, à Tolède.

Je crois vous avoir déjà parlé de l’Inquisition. À vrai dire, elle ne fut pas pire chez nous que dans d’autres pays d’Europe, même si les Hollandais, les Anglais, les Français et les luthériens qui étaient nos ennemis naturels à l’époque en ont fait cette infâme légende noire pour justifier la mise à sac de l’empire espagnol à l’heure de sa décadence. Il est vrai que le Saint-Office, créé pour veiller sur l’orthodoxie de la foi, fut plus rigoureux en Espagne qu’en Italie ou au Portugal, par exemple, et encore pire dans les Indes occidentales. Mais l’Inquisition exista aussi en d’autres lieux. De plus, avec ou sans elle, les Allemands, les Français et les Anglais firent rôtir plus d’hérétiques, de sorcières et de pauvres bougres qu’en Espagne où, grâce à la bureaucratie méticuleuse de la monarchie autrichienne, le moindre de ces malheureux, et il y en eut beaucoup mais pas autant qu’on le croit, a son nom et son prénom consignés sur des registres. Chose dont ne peuvent certainement pas se vanter les sujets du très-chrétien roi de France, ni les maudits hérétiques du Nord, ni la fourbe Angleterre, méprisable, repaire de pirates. Quand ceux-là érigeaient des bûchers, ils le faisaient dans la joie et en masse, sans ordre ni méthode, selon leurs caprices ou leurs intérêts, bande d’hypocrites. Et puis, à cette époque, la justice séculière était aussi cruelle que la justice ecclésiastique. Les gens l’étaient aussi, faute d’éducation et parce que le vulgaire aime à voir le spectacle de son prochain en train de se faire écarteler. Quoi qu’il en soit, la vérité est que l’Inquisition fut souvent une arme de gouvernement dont se servaient les rois comme notre Philippe IV qui lui abandonna les nouveaux chrétiens et les judaïsants, les sorcières, les bigames et les sodomites, ainsi que la censure des livres et la lutte contre la contrebande des armes et des chevaux, plus le contrôle de la monnaie et la chasse aux faux-monnayeurs, sous prétexte que les contrebandiers et les faux-monnayeurs portaient un grave préjudice aux intérêts de la monarchie. Et qui était l’ennemi de la monarchie, qui défendait la foi, était aussi l’ennemi de Dieu.

Pourtant, même si tous les procès n’aboutirent pas au bûcher et qu’il y eut de nombreux exemples de piété et de justice en dépit des calomnies étrangères, l’Inquisition, comme tout pouvoir excessif placé entre les mains des hommes, se révéla néfaste. La décadence que les Espagnols connurent au cours du siècle peut s’expliquer d’abord et avant tout par la suppression de la liberté, l’isolement culturel, la méfiance et l’obscurantisme religieux nourris par le Saint-Office. L’horreur qu’il inspirait était si grande que même ceux qu’on appelait ses familiers, les agents de l’Inquisition – charge qui pouvait s’acheter –, jouissaient de la plus totale impunité. Être familier du Saint-Office, c’était être espion ou délateur. Il y en avait vingt mille dans l’Espagne du catholique roi Philippe. Imaginez un peu ce qu’était l’Inquisition dans un pays comme le nôtre où la justice se laissait corrompre, où on achetait et vendait jusqu’au Très Saint Sacrement, où tout un chacun avait un compte à régler, sans qu’il y eût – et, ma foi, il n’y en a pas davantage aujourd’hui – deux Espagnols qui prennent de la même manière leur chocolat du matin : l’un aime celui de Guaxaca, l’autre le préfère noir, l’autre encore avec du lait, le suivant avec des rôties et celui-là, là-bas, dans une petite tasse avec du pain perdu. La question n’était plus d’être bon catholique et vieux chrétien, mais de le paraître. Et pour le paraître, le mieux était de dénoncer ceux qui ne l’étaient pas, ou ceux que l’on soupçonnait de ne pas l’être à cause de vieilles rancunes, de jalousies ou de querelles. Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, les bons citoyens faisaient pleuvoir les dénonciations comme la grêle. Ce n’était que : « J’ai appris de bonne source…» « On dit que…» Et lorsque le doigt implacable du Saint-Office désignait un malheureux, celui-ci se trouvait aussitôt sans protecteurs, sans amis, sans parents. Le fils accusait la mère, la femme son mari, le prisonnier dénonçait ses complices, ou en inventait, pour échapper à la torture et à la mort. Et moi j’étais là, avec mes treize ans, pris dans cet horrible filet, sachant ce qui m’attendait mais sans oser y songer trop longtemps. On m’avait parlé de gens qui s’étaient ôté la vie pour échapper à l’horreur des prisons où l’on me conduisait. Et je dois avouer que, dans l’obscurité de la voiture, j’en vins à comprendre leur geste. Il aurait été plus facile et plus digne, me disais-je, de m’embrocher sur l’épée de Gualterio Malatesta et d’en finir une fois pour toutes. Mais la Divine Providence m’avait sans doute réservé cette épreuve. Je soupirai profondément, blotti dans mon coin, résigné à l’affronter. Je n’avais guère le choix. Mais je n’aurais pas demandé mieux que la Providence, divine ou non, réserve cette épreuve à quelqu’un d’autre.

Je pensai beaucoup au capitaine Alatriste pendant le reste du voyage. Je désirais de toute mon âme qu’il soit sain et sauf, peut-être pas très loin, prêt à me libérer. Mais j’abandonnai vite cette idée. Même s’il s’était échappé de ce piège si bien tendu par ses ennemis, nous n’étions pas les héros d’un roman de chevalerie. Les fers qui tintaient à mes poignets avec les mouvements de la voiture étaient bien réels. Comme l’étaient la peur et la solitude que je sentais en moi, et mon destin incertain. Ou certain, selon le point de vue. Plus tard, la vie et le passage du temps, les aventures, les amours et les guerres de notre roi me firent perdre la foi en beaucoup de choses. Mais, malgré mon jeune âge, je ne croyais déjà plus aux miracles.

La voiture s’arrêta. J’entendis le cocher changer les mules. Nous nous étions donc arrêtés dans un relais de poste. J’essayais de calculer où nous étions quand la portière s’ouvrit. La violence brutale de la lumière m’éblouit tellement que je fus quelques instants aveuglé. Je me frottai les yeux et, quand je pus voir, Gualterio Malatesta se tenait devant le marchepied et m’observait. Comme toujours, il était tout en noir, même ses gants et ses bottes, avec la plume noire de son chapeau et cette fine moustache qui soulignait la minceur de ses traits, forçant le contraste entre la netteté de son habillement et son visage tellement dévasté par les marques et les cicatrices qu’il faisait penser à un champ de bataille. Derrière lui, en haut d’une longue côte, à une demi-lieue, je pus voir Tolède qui se découpait sur le ciel doré par le soleil couchant, avec ses vieilles murailles que couronnait l’Alcázar de l’empereur Charles Quint.

— Nos chemins se séparent ici, mon garçon, dit Malatesta.

Abasourdi, je le regardai sans comprendre. Je devais avoir un aspect lamentable, avec tout le sang séché du pauvre Luis de la Cruz sur mon visage et mes vêtements, sans parler des traces du voyage. Un moment, je crus que l’Italien fronçait les sourcils, comme s’il n’était pas content de mon état ou de ma situation. Je continuais à le regarder, hébété.

— C’est ici qu’on va s’occuper de toi, ajouta-t-il au bout d’un moment.

Il ébaucha ce sourire qui était le sien, lent, cruel et dangereux, un sourire qui découvrait des dents blanches, semblables aux crocs d’un loup. Mais il s’arrêta aussitôt, comme si l’envie lui en avait passé. Peut-être pensa-t-il que j’étais suffisamment abattu pour ne pas me mortifier davantage avec son rictus. Le fait est qu’il ne paraissait pas du tout à son aise. Il m’observa un long moment puis, de nouveau impénétrable, posa la main sur la portière de la voiture pour la refermer.

— Où va-t-on m’emmener ? demandai-je.

Ma voix me parut si faible que je ne la reconnus point. L’Italien ne répondit pas. Ses yeux noirs comme la mort me fixaient. Gualterio Malatesta regardait toujours les gens sans battre les paupières.

— Là-bas.

D’un geste du menton, il me montra la ville derrière son dos. Je regardai sa main appuyée sur la portière comme si c’était la main du bourreau et la portière une pierre tombale. Puis je voulus prolonger ce que mon instinct me disait être la dernière lumière du soleil que j’allais voir avant longtemps.

— Pourquoi ?… Qu’est-ce que j’ai fait ?

Il ne répondit pas et se contenta de me regarder encore. J’entendais le bruit de l’attelage qu’on changeait et la voiture frissonna quand on harnacha les nouvelles mules. Je vis passer derrière l’Italien plusieurs hommes armés jusqu’aux dents, ainsi que des dominicains dans leurs habits noir et blanc. L’un d’eux m’adressa au passage un coup d’œil indifférent, comme s’il regardait un simple objet. Et ce regard me fit plus peur que toute autre chose.

— Je regrette, mon garçon, dit Malatesta.

Il avait dû comprendre l’horreur que je ressentais. Et que le diable m’emporte s’il ne me parut pas sincère à ce moment-là. Mais ce ne fut que l’affaire d’un instant. Ces trois mots, et à peine un reflet dans l’obscurité de son regard. Et quand je voulus me raccrocher à ce qui m’avait paru être une étincelle de compassion, je me heurtai de nouveau au masque impassible du sicaire qui commençait à refermer la portière.

— Et le capitaine ? demandai-je, inquiet, essayant de retenir un peu plus de ce soleil dont j’allais bientôt être privé, peut-être à tout jamais.

Il ne répondit pas. La lumière du couchant dessinait le contour de son visage ténébreux. Et c’est alors que je vis sans aucun doute possible un bref éclair de dépit assombrir ses traits. Mais il le cacha aussitôt derrière sa grimace cruelle, son sourire dangereux et carnassier qui finalement tordit ses lèvres pâles et froides. Mais je me sentis pourtant rempli de joie et sa grimace ne me fit ni chaud ni froid car je compris que Diego Alatriste avait réussi à s’échapper du piège.

Malatesta fit alors claquer la portière et je me retrouvai à nouveau dans les ténèbres. J’entendis des ordres confus, le galop d’un cheval qui s’éloignait, puis le claquement du fouet du cocher. Les mules se mirent en marche et la voiture s’ébranla, me conduisant là où même Dieu ne serait plus de mon côté.

Dès qu’on me fit descendre dans une cour intérieure lugubre que le crépuscule rendait encore plus sombre, je compris ce que c’était que de se retrouver pieds et poings liés devant une machine toute-puissante, dépourvue de tout sentiment, impitoyable. On m’ôta mes fers, puis on me conduisit dans un souterrain, escorté par les quatre sbires silencieux du Saint-Office et les deux dominicains que j’avais entrevus au relais de poste. Je vous épargnerai le détail de ce qui suivit : fouille complète au corps, puis interrogatoire préliminaire durant lequel un greffier me demanda mes nom et prénom, mon âge, le nom de mon père et de ma mère, celui de mes quatre grands-parents et de mes huit arrière-grands-parents, mon domicile actuel et mon lieu d’origine. Ensuite, sur un ton monocorde, il vérifia mes connaissances de bon chrétien en me faisant réciter le Pater Noster et l’Ave Maria avant de me demander le nom de toutes les personnes avec lesquelles je me souvenais avoir eu affaire dans ma situation. Je demandai quelle était ma situation, mais il ne me répondit pas. Je demandai pourquoi j’étais là et n’obtins pas davantage de réponse. Quand il recommença à m’interroger sur les personnes que je connaissais, je restai coi, feignant la confusion et la peur ou plutôt, pour être franc, me bornant à extérioriser les sentiments sincères qui remplissaient mon cœur. Devant l’insistance du scribe, je me mis à pleurer à chaudes larmes, ce qui parut le satisfaire pour le moment car il abandonna sa plume et son encrier, répandit un peu de poudre sur la page fraîche qu’il rangea. Je décidai en cet instant de toujours me mettre à pleurer quand on me presserait de trop près, chose qui n’allait pas m’être bien difficile, c’était à craindre. Car si quelque chose n’allait pas me manquer, me disais-je dans mon malheur, ce serait les motifs de verser des larmes.

Alors que je croyais en avoir fini avec ces formalités, je compris que nous n’en étions encore qu’au prologue et que le premier acte n’avait pas même commencé. On m’emmena dans une pièce carrée, dépourvue de fenêtres et de meurtrières, éclairée par un grand candélabre. Le mobilier se composait d’une énorme table, d’une autre plus petite avec une écritoire et de quelques bancs. Les deux dominicains du relais de poste s’assirent à la grande table à côté d’un troisième homme à la barbe noire, habillé d’une robe sombre qui lui donnait l’air imposant d’un rapporteur ou d’un juge, avec une croix en or sur la poitrine. Un greffier différent de celui de mon premier interrogatoire alla s’installer devant l’écritoire : il ressemblait à un corbeau et consignait minutieusement tout ce qui se disait et peut-être même ce qui ne se disait pas, craignais-je en mon for intérieur. Deux sbires, le premier grand et fort, l’autre roux et maigre, me surveillaient. Au mur, il y avait un énorme crucifix dont le locataire semblait être passé entre les mains de ce même tribunal.

Comme je l’appris sans tarder, le plus terrible lorsqu’on se retrouvait enfermé dans les prisons secrètes de l’Inquisition était que personne ne vous disait quel était le délit qu’on vous reprochait, ni quels preuves et témoignages on avait contre vous. Rien de rien. Les inquisiteurs se contentaient de poser question après question, pendant que le greffier notait tout et que le malheureux prisonnier se creusait la cervelle pour savoir si ce qu’il disait allait le disculper ou au contraire le condamner. Vous pouviez ainsi croupir dans un cachot pendant des semaines, des mois et même des années sans rien savoir de la raison pour laquelle on vous avait jeté en prison. Et ce n’était pas tout. Si vos réponses n’étaient pas satisfaisantes, on recourait à la torture pour faciliter les aveux et obtenir les preuves nécessaires. Vous répondiez alors à tort et à travers, sans savoir ce qu’il fallait vraiment dire. Tout vous poussait au désespoir, à la délation consciente ou inconsciente des amis et de vous-même, parfois à la folie et à la mort. Quand vous ne montiez pas ensuite sur un bûcher de bon bois, vêtu d’un san-benito, coiffe de la caroche, le garrot autour du cou, tandis que vos voisins et anciennes connaissances applaudissaient sur la place, enchantés du spectacle.

Au moins savais-je pourquoi j’étais là, même si ce n’était pas d’un grand réconfort. Dès les premières questions, je me rendis vite compte que je me trouvais dans une situation très délicate. Surtout quand le plus jeune des deux religieux, celui qui m’avait regardé avec indifférence quand j’avais échangé quelques mots avec Malatesta, me demanda les noms de mes complices.

— Complices de quoi, Illustrissime ?

— Je ne suis pas Illustrissime, répondit-il, la mine sombre, sa large tonsure brillant à la lumière du candélabre. Et je t’interroge sur les complices de ton sacrilège.

Ils se distribuaient les rôles, comme dans une comédie. Alors que l’homme barbu à la robe noire restait silencieux, semblable à un juge qui écoute et délibère en lui-même avant de prononcer une sentence, les deux dominicains jouaient fort bien leur personnage, celui d’inquisiteur implacable pour le plus jeune, celui de conseiller bienveillant pour l’autre qui était un peu plus âgé que le premier et d’un aspect plus rondelet et placide. Mais j’avais suffisamment vécu à Madrid pour ne pas me laisser prendre à ces petits jeux. Je décidai donc de ne faire confiance ni à l’un ni à l’autre, et d’agir comme si l’homme à la robe noire n’existait pas. De plus, j’ignorais ce qu’ils savaient. Et j’ignorais absolument si mon sacrilège – comme ils venaient de le nommer – était bien ce qu’ils prétendaient être. En face de quelqu’un qui peut vous nuire, il y a autant de danger à en dire trop que pas assez.

— Je n’ai pas de complices, révérend père – je m’adressais au plus gros des deux, mais sans trop d’espoir. Et je n’ai commis aucun sacrilège.

— Tu nies, dit le plus jeune, que tu as été complice de la profanation du couvent des bienheureuses adoratrices ?

C’était déjà quelque chose, même si ce quelque chose me faisait froid dans le dos quand j’en imaginais les conséquences. On m’accusait d’un fait concret. Je niai, naturellement. Et aussitôt je niai aussi avoir connu, même pas de vue, l’homme grièvement blessé que j’avais rencontré par hasard en m’en retournant chez moi, derrière le parapet de la côte des Canos del Ferai. Je niai aussi que j’avais opposé une résistance aux agents du Saint-Office, comme je niai enfin tout ce que je pus, sauf le fait incontestable que j’avais une dague au poing quand on m’avait mis la main au collet et que j’étais couvert du sang d’une autre personne, ce sang qui faisait encore une croûte brunâtre sur mon pourpoint.

Comme il m’aurait été impossible de le nier, je m’embarquai dans un tissu de circonlocutions et d’explications qui n’avaient rien à voir avec l’affaire. Finalement, je me mis à pleurer, ultime ressource pour éviter de nouvelles questions. Mais ce tribunal avait vu couler bien des larmes. Les deux religieux, l’homme à la robe noire et le greffier se contentèrent donc d’attendre que j’en aie fini avec mes jérémiades. Ils semblaient avoir tout le temps devant eux. Et ceci, avec l’indifférence qu’ils affichaient – ni acharnement ni reproches, me posant encore et toujours les mêmes questions avec une insistance monotone –, était le plus inquiétant. J’avais beau essayer de garder l’air calme et serein qui me paraissait propre à un innocent, c’était là ce qui me terrorisait le plus chez ces hommes, au fond de mon cœur : leur froideur et leur patience. Car au bout d’une douzaine de non et de je ne sais pas, même le religieux rondelet avait cessé de jouer son rôle. De toute évidence, ce n’était pas là que je trouverais de la compassion.

Je ne m’étais rien mis sous la dent depuis plus de vingt-quatre heures et je me sentais défaillir, même assis sur mon banc. C’est alors qu’ayant versé sans succès toutes les larmes de mes yeux, je me mis à songer aux avantages d’un évanouissement qui, au point où en étaient les choses, ne serait pas totalement feint. Sur ce, le religieux me posa une question qui faillit bien me faire m’évanouir pour de bon.

— Que sais-tu de Diego Alatriste y Tenorio, nommé à tort le capitaine Alatriste ?

C’est fini, mon pauvre Inigo, pensai-je alors. Tout est terminé. Plus de dénégations, plus de mots inutiles. Dorénavant, tout ce que tu diras, y compris ce que tu affirmes ou démens devant ce greffier qui note la moindre de tes paroles, peut être utilisé contre le capitaine. Donc, tu restes muet comme une carpe, quoi qu’il arrive. Et c’est ainsi que malgré ma situation, malgré le fait que la tête me tournait, malgré la panique infinie qui me gagnait, je décidai, réunissant ce qui me restait encore de fermeté, que ni ces religieux, ni les prisons secrètes, ni le Conseil suprême de l’Inquisition, ni le pape de Rome n’allaient m’arracher un mot sur le capitaine Alatriste.

— Réponds à la question, m’ordonna le plus jeune.

Je n’en fis rien. Je regardais à mes pieds une dalle fissurée dont les zigzags me parurent aussi tortueux que ma pauvre destinée. Je la regardais toujours quand l’un des sbires qui se tenaient derrière moi, obéissant à l’ordre que lui avait donné le religieux d’un simple battement de paupières, s’avança pour me donner une énorme taloche qui fit résonner ma nuque comme un coup de massue. À la grosseur de la main, je déduisis que c’était l’homme grand et fort qui m’avait frappé.

— Réponds à la question, répéta le religieux.

Je continuai à regarder la fissure par terre sans dire un mot et je reçus une deuxième taloche, encore plus forte que la première. Les larmes jaillirent malgré moi de mes yeux, sincères cette fois, maintenant que je ne voulais plus pleurer. Je les essuyai du revers de la main.

— Réponds à la question.

Je me mordis les lèvres pour ne pas être tenté d’ouvrir la bouche, et tout d’un coup la fissure de la dalle monta rapidement jusqu’à mes yeux tandis que mes tympans résonnaient, bang, comme la peau d’un tambour. Cette fois, le coup m’avait envoyé à terre, les quatre fers en l’air. Les dalles étaient aussi froides que la voix qui s’éleva ensuite.

— Réponds à la question.

Les mots semblaient venir de très loin, comme dans un mauvais rêve. Une main me força à me retourner sur le dos. Je vis alors le visage du roux penché au-dessus de moi et, un peu en arrière, celui du religieux qui m’interrogeait. Désespéré, abandonné à mon triste sort, je ne pus réprimer un gémissement car je savais maintenant que rien ne pourrait me faire sortir de ce lieu et que ces hommes avaient effectivement tout le temps du monde devant eux. Quant à moi, la route que j’allais parcourir pour me rendre en enfer ne faisait que commencer. Et je n’étais nullement pressé de poursuivre ce voyage.

Très proprement, je m’évanouis donc pour de bon, juste au moment où le roux me prenait par mon pourpoint pour me faire me relever. Et par-devant le Christ qui regardait sur le mur, je jure que cette fois-là je n’ai pas eu à faire semblant.

J’ignore combien de temps s’écoula ensuite dans ce cachot humide où je fus enfermé avec pour seule compagnie un énorme rat qui passait son temps à me regarder depuis une sentine obscure qui se trouvait dans un coin de la cellule. Je dormis, je fis des cauchemars, je chassai les punaises dans mes vêtements pour tuer le temps et, par trois fois, je dévorai le pain dur et l’écuelle de brouet nauséabond qu’un geôlier sombre et muet déposa sur le seuil de ma cellule dans un grand bruit de clés et de verrous. Je cherchais le moyen de m’approcher du rat pour le tuer, car sa présence me remplissait de terreur chaque fois que le sommeil s’emparait de moi, quand le sbire à la tignasse rousse accompagné de la brute qui m’avait frappé – que Dieu lui rende la pareille – vinrent me chercher. Cette fois, après avoir parcouru des corridors tous plus lugubres les uns que les autres, je me retrouvai dans une pièce semblable à la première, avec quelques nouveautés sinistres côté compagnie et mobilier. Derrière la table, en plus du barbu en robe noire, du greffier à tête de corbeau et des deux dominicains se trouvait un autre religieux que les autres traitaient avec beaucoup de déférence. Il suffisait de le regarder pour avoir la chair de poule. Cheveux gris et courts, en forme de calotte sur les tempes, les joues creuses, des mains décharnées comme des serres sortant des manches de son habit, une lueur fanatique dans ses yeux qui semblaient consumés par la fièvre, personne n’aurait jamais souhaité avoir cet homme comme ennemi. À côté de lui, les autres ressemblaient à de douces petites sœurs des pauvres. À cela il faut ajouter, dans un coin de la salle, un chevalet de torture avec son attirail de cordes. Cette fois, il n’y avait pas de banc où m’asseoir et mes jambes qui me soutenaient à peine se mirent à trembler. Pauvre de moi. Mes tortionnaires allaient s’en donner à cœur joie.

Une fois de plus, je vous épargnerai les formalités et le long interrogatoire auquel je fus soumis par mes vieilles connaissances, les deux dominicains, tandis que l’homme à la robe et le nouvel inquisiteur écoutaient en silence, que les deux sbires restaient immobiles dans mon dos et que le greffier trempait sa plume dans son encrier pour noter autant mes réponses que mes silences. Cette fois, grâce à l’attitude du nouveau venu – il passait aux deux autres dominicains des papiers qu’ils lisaient avec attention avant de me poser d’autres questions –, je pus me faire une idée de ce qui m’était tombé dessus. Le terrible mot judaïsants fut prononcé au moins cinq fois et chaque fois je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête. Car ces dix lettres avaient envoyé bien des gens au bûcher.

— Savais-tu que la famille de la Cruz n’est pas de sang pur ?

La question m’ébranla, car je n’ignorais pas sa sinistre signification. Depuis l’expulsion des juifs par les Rois Catholiques, l’Inquisition poursuivait avec rigueur les derniers résidus de la foi mosaïque, particulièrement les convertis qui continuaient à pratiquer secrètement la religion de leurs ancêtres. Dans une Espagne aussi hypocrite, où jusqu’au plus bas des roturiers se proclamait hidalgo et vieux chrétien, la haine du juif était générale, et les lettres de pureté du sang, authentiques ou achetées, étaient indispensables pour accéder à n’importe quelle dignité ou charge d’importance. Et pendant que les puissants s’enrichissaient avec de scandaleux négoces, protégés par leurs messes et leurs aumônes publiques, le peuple violent et vengeur tuait la faim et l’ennui en baisant des reliques, en amassant les indulgences et en persécutant avec enthousiasme les sorcières, les hérétiques et les judaïsants. Comme je l’ai déjà dit en une autre occasion à propos de Don Francisco de Quevedo et de plusieurs autres, les beaux esprits eux-mêmes n’étaient pas étrangers à ce climat de haine et de rejet de tout ce qui n’était pas orthodoxe. Le grand Lope de Vega n’avait-il pas écrit un jour :

Dure nation que bannit Hadrien,

qui en Espagne à notre grande tristesse,

tant nous opprime, et blesse l’empire chrétien

aujourd’hui, roide en sa barbare envie,

elle dédore notre Monarchie.

 

Et Pedro Calderón de la Barca, cet autre grand de la comédie, allait plus tard faire dire à un de ses plus fameux personnages :

Ah, quelle maudite canaille ! Beaucoup périrent au bûcher, et un tel plaisir me tenaille de les voir tant qu’ils sont brûler que moi je dis sur les tisons : « Chiens d’hérétiques, me voici ministre de l’Inquisition. »

Sans oublier Don Francisco de Quevedo lui-même qui, à cette heure funeste, était sans doute en prison ou en fuite pour s’être fait un point d’honneur d’aider un ami de sang impur alors que, paradoxe de ce siècle infâme, il avait usé plus d’une fois de son esprit contre la race de Moïse, en vers comme en prose. C’est que, ces derniers temps, les protestants et les morisques ayant été brûlés ou étant partis en exil, l’incorporation du royaume du Portugal sous notre bon et grand Philippe II avait amené une foule de juifs qui pratiquaient leur religion en public ou secrètement, redonnant à l’Inquisition qui les pourchassait de quoi se mettre sous la dent, comme le chacal dévore la charogne. C’était d’ailleurs un autre des motifs qui opposaient le favori, le comte d’Olivares, au Conseil suprême de l’Inquisition. Car, cherchant à conserver intact le vaste héritage des Autrichiens, sans parler de vider les bourses des sujets accablés sous le poids de l’impôt et celles des nobles égoïstes, de faire la guerre en Flandre et de chercher à briser les franchises d’Aragon et de Catalogne – ce qui n’était pas une mince affaire –, Don Gaspar de Guzmán, comte-duc d’Olivares, lassé que la monarchie soit prise en otage par les banquiers génois, voulait les remplacer par les banquiers portugais dont la pureté du sang pouvait être douteuse. Leur argent était d’un coup devenu chrétien de longue date, diaphane, comptant et sonnant. Le favori se heurta cependant aux conseils du royaume, à l’Inquisition et même au nonce apostolique, pendant que le roi, brave homme mais pisseur d’eau bénite, faible pour les choses de conscience comme pour bien d’autres, se montrait indécis. Il préférait qu’on saigne ses sujets de leurs derniers maravédis plutôt que de contaminer la foi. C’était, comme on dit, nous faire servir Dieu avant la panse. Plus tard, vers le milieu du siècle, avec la disgrâce du comte-duc, le Saint-Office présenta sa facture, déclenchant une des plus cruelles persécutions de convertis en Espagne. Le projet d’Olivares sombra, et beaucoup de gros banquiers et de commerçants hispano-portugais emportèrent dans d’autres pays comme la Hollande leur richesse et leur commerce, au bénéfice des ennemis de notre couronne. Nous nous sommes retrouvés Grosjean comme devant. Tous ensemble, nobles et religieux d’ici, hérétiques là-bas, et leur putain de mère à eux tous, ils n’y allèrent pas de main morte. Aux chevaux maigres vont les mouches et nous autres Espagnols n’avons jamais eu besoin de personne pour nous ruiner, tant il est vrai que nous avons toujours su parfaitement nous mettre tout seuls dans la panade.

J’étais donc là, garçon encore imberbe, pris dans toutes ces machinations que j’allais – c’était l’évidence même – bientôt payer de mon cou. Désespéré, je poussai un soupir. Puis je regardai le plus jeune des dominicains qui poursuivait mon interrogatoire. Le greffier attendait, sa plume suspendue au-dessus du papier, en me regardant comme on regarde quelqu’un qui a tout ce qu’il faut pour se transformer en fagot.

— Je ne connais aucune famille de la Cruz, répondis-je enfin, avec toute la conviction dont j’étais capable. Je ne peux donc savoir s’ils sont de sang impur.

Le greffier pencha la tête comme s’il s’attendait à cette réponse, puis il fit gratter sa plume sur le papier, continuant sa triste besogne. Le dominicain vieux et maigre ne me quittait pas des yeux.

— Sais-tu, demanda le plus jeune, qu’on accuse Elvira de la Cruz d’avoir incité ses consœurs nonnes et novices à observer des pratiques hébraïques ?

J’avalai ma salive, ou du moins j’essayai de le faire, palsambleu, car j’avais la bouche aussi sèche qu’un caillou. Le piège se refermait et c’était un piège diablement sinistre. Je niai une autre fois, toujours plus effrayé à la pensée de ce qui m’attendait.

— Sais-tu que son père, ses frères et d’autres complices, judaïsants comme elle, ont tenté de la libérer après que l’aumônier et la supérieure du couvent avaient découvert ses pratiques et l’avaient fait enfermer ?

Tout cela commençait à sentir très fort le fagot, et c’était ma peau qu’on allait faire griller. Je niai une fois de plus, mais cette fois les mots me restèrent dans la gorge. J’avais le gosier serré et je dus me contenter de secouer la tête. Mon interrogateur, ou comme vous voudrez l’appeler, continua, implacable.

— Et tu nies que toi et tes complices faisiez partie de cette conspiration judaïque ?

Malgré ma peur – qui à dire vrai était grande –, la moutarde me monta un peu au nez.

— Je suis basque et vieux chrétien, protestai-je. Autant que mon père qui était soldat et qui est mort en combattant pour le roi.

L’interrogateur fit un geste méprisant de la main, comme pour dire que tous ces pauvres diables qui mouraient dans les guerres du roi n’avaient pas beaucoup d’importance. Puis l’inquisiteur maigre et silencieux se pencha vers le plus jeune et lui glissa quelques mots à l’oreille. Le jeune dominicain acquiesça d’un signe de tête respectueux. L’autre se retourna vers moi et ouvrit pour la première fois la bouche. Sa voix était si menaçante et caverneuse que d’un coup le jeune dominicain me parut être le née plus ultra de la compréhension et de la sympathie.

— Répète ton nom, m’ordonna le vieux dominicain maigre.

— Inigo.

Les yeux fébriles et sévères du dominicain, profondément enfoncés dans leurs orbites, m’avaient fait bégayer. Il continua, impitoyable.

— Inigo et quoi d’autre ?

— Inigo Balboa.

— Et le nom de ta mère ?

— Elle s’appelle Amaya Aguirre, révérend père.

J’avais déjà répondu à toutes ces questions dont les réponses avaient été consignées par le greffier.

Décidément, tout cela sentait bien mauvais. Le religieux m’adressa un regard féroce, étrangement satisfait.

— Balboa, dit-il, est un nom portugais.

Je crus que la terre me manquait sous les pieds, car je comprenais fort bien la portée de cette flèche empoisonnée. Il était vrai que mon nom de famille venait de la frontière du Portugal d’où mon grand-père était parti pour s’engager sous les drapeaux du roi. Soudain – je vous ai déjà dit que j’étais un garçon dégourdi pour mon âge –, les conséquences de cette affaire m’apparurent avec tant de clarté que si une porte ouverte s’était trouvée près de moi, j’aurais pris mes jambes à mon cou. Je regardai en coulisse le chevalet de torture qui attendait d’un côté de la salle et que l’Inquisition n’utilisait jamais comme châtiment mais comme instrument pour éclaircir la vérité, ce qui ne me rassurait pas le moins du monde. Mon unique réconfort était que, selon les règles du Saint-Office, on ne pouvait torturer les gens de bonne réputation, les conseillers du roi et les femmes enceintes, ni les serfs pour qu’ils témoignent contre leurs maîtres, ni les mineurs de moins de quatorze ans, ce qui était mon cas. Mais j’étais sur le point d’atteindre ces quatorze ans fatidiques et si ces personnages étaient capables de me chercher des aïeux juifs, ils l’étaient tout autant de me faire grandir à leur guise des mois nécessaires pour une séance de cordes. Et je ne parle pas précisément de cordes de guitare, même si l’Inquisition savait faire chanter ses victimes.

— Mon père n’était pas portugais, protestai-je. C’était un soldat originaire du Léon, comme son père. Au retour d’une campagne, il est resté à Onate où il s’est marié… Soldat et vieux chrétien.

— Ils disent tous la même chose.

C’est alors que monta un cri de femme, désespéré et terrible, étouffé par la distance, mais si violent qu’il se fraya un chemin à travers les corridors et la porte fermée. Comme s’ils n’avaient rien entendu, mes inquisiteurs continuèrent à me regarder, imperturbables. Et je frissonnai de peur quand le religieux osseux lança un regard fébrile au chevalet de torture, puis me regarda droit dans les yeux.

— Quel âge as-tu ? demanda-t-il.

Le cri de femme retentit encore une fois, aussi horrible qu’un coup de fouet. Tous restèrent immobiles, comme si j’étais seul à l’entendre. Au fond de leurs sinistres orbites, les yeux fanatiques du dominicain semblaient autant de condamnations au bûcher. Je tremblais comme si j’avais la fièvre quarte.

— Treize, balbutiai-je.

Il y eut un silence angoissé, rompu seulement par le bruit de la plume du greffier sur le papier. J’espère que tu l’as bien noté, me dis-je en moi-même. Treize ans et pas un de plus. Le regard du vieux dominicain s’était allumé encore davantage : j’y vis une lueur nouvelle et inattendue de mépris et de haine.

— Et maintenant, dit-il, nous allons parler du capitaine Alatriste.